Le centre d’artiste autogéré : siège de perpétuelles tensions politiques

Éditorial par Anne Bertrand, paru dans l’arca dans la poche no 19

 

Dans le dernier numéro de L’arca dans la poche, j’ai parlé des tensions entre conseil d’administration et personnel, qui semblent parfois carrément faire partie de la vie politique des centres d’artistes autogérés (CAA). Au risque de passer pour moralisatrice, j’ajouterais que ces tensions, sans être manichéennes, engendrent autant du risque que des opportunités. Chose certaine, la gouvernance, ce n’est pas une science. C’est plutôt une danse entre les différentes personnes en orbite autour des CAA, toutes animées par des intérêts personnels et professionnels variés, mais qui, au bout du compte, doivent agir dans les meilleurs intérêts de l’organisation tout en respectant le cadre fourni d’une part par les règlements et les pratiques de gouvernance internes et d’autre part par les lois fédérales et provinciales qui régissent les organismes sans but lucratif. On parle souvent de la relation entre le conseil et le personnel comme d’une zone où les rôles et les responsabilités sont ambigus. Mais peut-être que ces rôles ne sont tout simplement pas communiqués clairement aux nouveaux, qui manquent parfois d’expérience, mais qui sont des leaders à part entière et qui arrivent avec leur propre vision des choses et leurs propres questionnements (et frustrations) : des questionnements qui émergent avec chaque nouvelle génération qui fait son entrée dans nos organisations. Les artistes professionnels s’identifient habituellement aux CAA en fonction de leur programmation et de leur emplacement. Dans certaines villes où il n’y a qu’un seul centre, on peut donc s’attendre à des défis.

Les tensions internes n’ont rien de nouveau, pour les CAA. Pour tout dire, les CAA réagissent étonnamment bien au changement parce qu’ils forment une couche structurelle (non créative) qui opère dans un cadre légal (une organisation sans but lucratif), parce qu’ils sont validés par des pairs et gouvernés par des membres qui ont des degrés d’expérience divers et parce qu’ils respectent les balises de la confiance et des processus décisionnels – tout en aimant en explorer les limites. Individuellement et en tant qu’infrastructure nationale, les CAA sont un instrument de validation artistique des plus enviables; ils pavent la voie vers le financement public et le marché. Il s’agit là, possiblement, de la plus belle opportunité qu’ils offrent.

Dans le cas des difficultés auxquelles Open Space fait actuellement face, certains membres de la communauté ont exprimé des préoccupations, au début de mai, à la suite de décisions prises sur des questions de RH par un conseil intérimaire – un conseil, donc, qui n’a pas été élu par une assemblée de membres (mais qui avait été nommé par le CA précédent, avant sa dissolution). Comme je le rappelais dans mon dernier édito, avec toutes ses imperfections, la démocratie reste notre plus grand espoir. Le système fonctionne bel et bien et peut tolérer des perturbations, comme l’histoire des CAA l’a démontré d’innombrables fois, avec ses luttes de pouvoir bien connues. Avec les médias sociaux, les conflits ont beaucoup plus de visibilité et, dans ce cas précis, ils galvanisent les opinions vis-à-vis les injustices systémiques perçues et réelles qui se perpétuent dans le milieu des arts, y compris dans les CAA.

L’ARCA n’intervient pas dans les cas individuels. En tant que structure fédérée, l’ARCA compte sur chacune de ses associations membres pour l’aider à accomplir son mandat par divers moyens (recherche, réseautage, communication, revendication, entre autres) dans l’intérêt de tous les CAA et de leurs travailleurs. Dans son ancien modèle de financement, le Conseil des arts du Canada offrait un programme nommé la Brigade volante, qui fournissait des ressources pour aider les organisations à régler leurs problèmes à l’interne, confidentiellement. Le nouveau conseil d’administration d’Open Space a fait des efforts importants pour communiquer les mesures prises et, tout récemment, a annoncé la tenue d’un forum communautaire dirigé. Donc, leurs décisions récentes ne sont peut-être pas légitimes du point de vue strictement légal, mais une équipe de direction charismatique a mobilisé un groupe important de personnes qui paraissent prêtes à mener à bien le travail de l’administration précédente, au sein même de la structure que cette nouvelle équipe utilise et remet en question tout à la fois.

Aujourd’hui, les centres d’artistes doivent répondre à de nombreuses exigences légales et administratives en tâchant de rester à la hauteur des attentes élevées de la communauté et, comme on l’a vu, ayant aussi à répondre aux demandes d’organismes pairs! On se souviendra en effet de l’Aboriginal Curatorial Collective qui a boycotté l’appel à propositions d’Open Space et publié sa liste de requêtes. S’agit-il d’un cas isolé ou d’une nouvelle tendance? Ce qui est certain, c’est que cette situation révèle l’étendue et la profondeur du sentiment partagé de sous-représentation vécu par les artistes noirs, de couleur et issus des communautés autochtones. Parce que le différend a été rendu public, par contre, le Conseil des arts du Canada a émis au centre un avis raisonnable (concerned status) sans chercher l’avis d’un groupe de pairs, ce qui est vraisemblablement sans précédent.

Le réseau de l’autogestion artistique est un système résilient – une construction humaine qui a une capacité d’adaptation franchement impressionnante et qui internalise son environnement au fil du temps. Combien de fois les CAA ont-ils été pointés du doigt, sans considération pour leur contribution unique? Et maintenant, à Open Space, comment s’y prendra-t-on pour produire autrement de la culture?